Co-présidents : Isabelle Cassiers (UCL) et Kevin Maréchal (ULB)
L’expérience d’une croissance économique soutenue appartient-elle au passé ? Pour les pays occidentaux, la réponse est très vraisemblablement “oui”.
Focaliser les politiques économiques et sociales sur sa relance serait dès lors contre-productif, d’autant que la croissance des dernières décennies a engendré une montée des inégalités, des dommages écologiques en partie irréversibles et peu de bien-être additionnel. Une attitude plus réaliste et proactive consisterait à affiner les scénarios d’entrée dans une ère post-croissance choisie plutôt que subie, et à se doter des outils théoriques et politiques nécessaires pour gouverner une véritable transition écologique et sociale.
Partant de ces prémisses, cette commission examine quelques défis majeurs posés par une telle perspective, dans des registres divers, qui questionnent la théorie économique autant que la pratique économique : travail, emploi, consommation, protection sociale, économie sociale, économie circulaire, indicateurs alternatifs au PIB, gouvernement de la transition…
Intervenants :
- « L’économie dans une ère post-croissance : quel projet, quelle pensée ? », Isabelle Cassiers (UCL-IRES/CIRTES et FNRS) et Kevin Maréchal (ULB-CEESE et ULg-Gembloux Agro-Bio Tech)
- « Au-delà de la croissance, le bien-être et la soutenabilité », Eloi Laurent (OFCE-Science Po et Stanford University) – Télécharger la présentation
- « L’emploi et le travail dans une ère post-croissance », Dominique Méda (Paris-Dauphine-IRISSO et FMSH-Collège d’études mondiales)
- « Les nouvelles voies de la démarchandisation », Bernard Perret (CGEDD, France) – Télécharger la présentation
- « Économie sociale et transitions polycentriques », Thomas Bauwens (ULg et Oxford) et Sybille Mertens (ULg) – Télécharger la présentation
- « L’économie circulaire et ses enjeux : une analyse systémique de la gestion des matières organiques à Bruxelles », Stephan Kampelmann (ULB) – Télécharger la présentation
- « L’économie écologique pour penser la post-croissance et façonner de nouveaux indicateurs de prospérité », Géraldine Thiry (UCL)
- « La cage et le labyrinthe : s’évader de la religion de la croissance », Olivier De Schutter (UCL)
Résumé des contributions
L’économie dans une ère post-croissance : quel projet, quelle pensée ?
Isabelle Cassiers (UCL et FNRS) et Kevin Maréchal (ULB et ULg-Gembloux)
Dans ce chapitre introductif, nous retraçons le fil d’une thèse élaborée au sein de la Commission 4. Par post-croissance, nous entendons un horizon au-delà de la poursuite de la croissance économique comme projet de société. L’« objectif croissance » est, selon nous, dépassé, pour des raisons tant écologiques que sociales. Abandonner ce projet pose aux économistes (théoriciens et praticiens) des défis majeurs et exige de reprendre à leur base les questions dont ils traitent couramment et l’examen des finalités poursuivies. Trois principes essentiels peuvent servir de balises pour une société post-croissance : respect des limites écologiques, équité dans la répartition et promotion de l’autonomie. De tels principes inspirent déjà d’innombrables initiatives de transition et divers courants de réflexion. Les articuler – par un cadre théorique et par une gouvernance appropriés – est une tâche essentielle pour favoriser un basculement systémique.
Au-delà de la croissance, le bien-être et la soutenabilité
Eloi Laurent (OFCE/Sciences Po et Stanford University)
Cette contribution se propose de montrer que la focalisation actuelle des politiques publiques sur l’objectif de croissance économique est une erreur, voire une faute. La croissance du PIB est un objectif intermédiaire dont l’évolution est de plus en plus déconnectée des deux objectifs finaux qu’il convient de viser au 21ème siècle : le bien-être des citoyens et la soutenabilité des sociétés. Cette contribution trace finalement les contours de ce que pourrait être, dans le contexte d’une économie post-croissance, une transition social-écologique vers ces deux objectifs.
L’emploi et le travail dans une ère post-croissance
Dominique Méda (Paris-Dauphine-IRISSO et FMSH-Collège d’études mondiales)
Nos sociétés prennent conscience du fait que la croissance, si elle a apporté d’immenses bienfaits, s’est également accompagnée de maux et de dégâts, sociaux et environnementaux. À cela s’ajoute la conviction désormais bien établie que l’indicateur PIB, loin de constituer un guide pour l’action, ne nous donne pas les indications nécessaires pour engager la reconversion écologique. Si nous voulons que nos actions soient “compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre” (Jonas), il nous faut abandonner l’objectif formulé en termes de taux de croissance et accepter l’idée d’une société post-croissance, ayant pour ambition de satisfaire les besoins sociaux. Quelles sont les conséquences de la transition vers une société post-croissance ? Pourra-t-on continuer à y créer des emplois ? Quelles transformations du travail peut-on en attendre ? Quel modèle social est susceptible d’accompagner son expansion ? L’article tente de mettre en évidence pourquoi la reconversion écologique, en plus d’être une nécessité, peut constituer une opportunité pour l’emploi et le travail, et réconcilier la question sociale et la question écologique, trop souvent opposées. Il s’interroge sur les conditions de mise en œuvre de ces transformations.
Les nouvelles voies de la démarchandisation
Bernard Perret (Conseil général de l’environnement et du développement durable, CGEDD – France)
La fin de la croissance s’explique par l’épuisement du « cœur du réacteur » de l’économie capitaliste, à savoir le mécanisme de transformation des besoins en marchandises. Les biens qui tendent à prendre davantage d’importance dans la vie des gens – qualité de l’environnement, sécurité, information, soins médicaux et sociaux, etc. – ne sont pas des « marchandises », au sens de biens appropriables, substituables et monnayables. Leur production s’intègre donc mal dans le processus d’accumulation capitaliste auto-entretenu. L’objet principal du texte est de montrer qu’un certain nombre d’innovations sociales et pratiques économiques émergentes – économie sociale et solidaire, économie circulaire, économie collaborative, etc.- participent de cette évolution, en même temps qu’ils y apportent des éléments de réponse. Le concept clef de cette analyse est celui de « démarchandisation », compris dans un sens large incluant diverses formes d’hybridation de la logique marchande. En conclusion, le texte présente les grandes lignes d’une politique publique de démarchandisation dont l’objectif serait de réduire les besoins monétaires et d’intensifier la circulation des « non-marchandises.
Économie sociale et transitions polycentriques
Thomas Bauwens (ULg et Oxford University) et Sybille Mertens (ULg)
Les nombreux défis que représente la transition sociale et écologique vers une société post-croissance constituent des problèmes typiques d’action collective. La littérature récente consacrée à ces derniers met en exergue la notion de système « polycentrique » de gouvernance des biens publics, qui implique une multiplicité de centres de décision indépendants partageant un ensemble de règles communes. Un système polycentrique suppose également un degré élevé de participation citoyenne auto-organisée. Les formes organisationnelles adaptées pour encadrer l’action citoyenne ont cependant été jusqu’à présent peu étudiées, à tout le moins dans leur lien avec la transition. Cet article vise à combler ce vide et à explorer les rôles que peuvent jouer les organisations d’économie sociale à cet égard. Nous montrons comment leurs spécificités organisationnelles les rendent aptes à encadrer l’action citoyenne auto-organisée et donc à favoriser la mise en place de systèmes de gouvernance polycentrique de la transition social-écologique. Enfin, nous appliquons cette grille de lecture à deux domaines d’activité : l’énergie et l’alimentation.
L’économie circulaire et ses enjeux : une analyse systémique de la gestion des matières organiques à Bruxelles
Stephan Kampelmann (ULB et University of Stuttgart)
L’économie circulaire connait un engouement surprenant et apparaît comme une approche prometteuse pour rompre avec les flux linéaires qui commencent par l’extraction d’une ressource et finissent par la création d’un déchet. Mobilisant la théorie des systèmes socio-écologiques, ce chapitre souligne l’existence de trajectoires alternatives vers la circularisation de l’économie – et que ces alternatives ne sont pas neutres quant à leurs conséquences économiques, sociales et environnementales. Une étude de cas portant sur les flux des matières organiques dans la métropole bruxelloise permet de faire ressortir deux trajectoires potentielles : celle d’une « troisième révolution industrielle », avec une prolongation de la logique de croissance économique basée sur l’accumulation de capital et une expansion quantitative, et celle d’une « post-croissance » créatrice d’une nouvelle organisation polycentrique du travail et d’un développement qualitatif moins intensif en capital.
L’économie écologique pour penser la post-croissance et façonner de nouveaux indicateurs de prospérité
Géraldine Thiry (UCL)
Si l’économie comme discipline façonne l’économie comme système, de quelle discipline économique avons-nous besoin pour accompagner la transition vers une société post-croissance, que l’on voudrait moins dépendante du marché, plus équitable et plus respectueuse de la nature qu’une société de croissance? Nous suggérons que l’économie écologique, dans sa diversité et son hétérogénéité, est un mouvement de pensée fécond dans le façonnement d’une société post-croissance. Nous explorons un domaine particulier dans lequel l’économie écologique est susceptible de jouer un rôle transformateur : les nouveaux indicateurs de soutenabilité. Nous présentons les différentes options de quantification proposées par ce courant. Au-delà de leurs divergences, nous suggérons qu’une articulation « étagée » dans le temps de ces différentes propositions est susceptible de baliser une transition vers une société post-croissance.
La cage et le labyrinthe : s’évader de la religion de la croissance
Olivier De Schutter (UCL)
L’impasse dans laquelle nous nous trouvons au moment d’explorer la possibilité d’une économie post-croissance résulte d’une interaction entre des changements de comportement dans le chef de l’individu, incité à développer une « mentalité acquisitive », et des réponses à ces comportements à l’échelle sociétale. En outre, si, au sein d’une petite fraction de l’opinion, les impasses liées à la poursuite de la croissance économique commencent à être reconnues, les moyens de sortir de ces impasses demeurent vagues et contestés. Cette double contrainte handicape notre capacité à sortir du système hérité. Cependant, bien qu’elle pose un problème d’action collective, le désaccord sur les voies de sortie doit aussi être vu comme une promesse. Car l’on ne sort de la cage qu’en acceptant que la question de la transition suppose une pluralité de solutions, et qu’il existe une multiplicité de pratiques permettant de déverrouiller le système. Nous sommes dans une cage sans doute, mais non pas prisonniers d’un labyrinthe qui n’autoriserait qu’une porte de sortie: c’est à partir de cette double caractéristique que l’on peut réfléchir les dispositifs de gouvernance à instituer pour préparer une société de post-croissance.